Mon virage a 180 degres pour une fin de vie en douceur chez la personne agee [Sciences humaines]

C’était la veille du Jour de l’an; ma femme et moi étions en visite chez mon père, dans son appartement d’une résidence pour personnes âgées. Quand nous sommes arrivés, il nous attendait en marchant de long en large, précautionneusement; c’est ce qu’il avait l’habitude de faire depuis le décès de ma mère, un an plus tôt. Il m’a paru fragile et une question inopinée m’est venue à l’esprit : serais-je étonné qu’il nous quitte avant la fin de cette nouvelle année?

Je n’ai pu que répondre que cela ne m’étonnerait pas.

Après un moment, je lui ai demandé quels souhaits il avait pour le Nouvel An.

« Je ne sais pas, m’a-t-il répondu. J’ai 101 ans. J’ai été marié pendant près de 70 ans et je suis arrivé au bout de ma vie. Marcel, j’ai très peur de la mort. Peux-tu faire en sorte que je ne souffre pas et que ça ne traîne pas en longueur? »

Je lui ai promis d’essayer.

La deuxième semaine de janvier, j’ai reçu un appel : mon père avait fait une chute et il était souffrant. Il n’avait pas de fracture, mais disait ne plus vouloir se relever. J’ai franchi les 120 km qui me séparaient de sa résidence, en réfléchissant à tous les scénarios possibles. Ma première pensée était bien sûr de le convaincre de se relever, avec juste assez d’analgésiques pour l’aider à surmonter sa crainte de tomber à nouveau. En tant que fils et gériatre, j’avais toujours tout fait pour garder mes parents actifs et j’étais fier qu’ils aient pu profiter ensemble de leur grande longévité.

Mais ce volontarisme convenait-il vraiment, compte tenu des circonstances? Mon père m’avait demandé de m’assurer que sa fin ne s’éternise pas. Était-il temps maintenant d’envisager la sédation palliative et la mort inéluctable? Je n’en étais pas certain. Pour se qualifier, mon père devait présenter un symptôme irrémédiable et une espérance de vie prévisible de deux semaines.

Lorsque je suis arrivé à son chevet, il m’a répété : « Je ne veux plus me lever » et il m’a redemandé de l’aider à surmonter sa peur de la mort. Je n’avais d’autre choix que de respecter sa volonté déchirante de s’en aller paisiblement. C’est donc littéralement la mort dans l’âme que j’ai consulté le médecin de garde qui, heureusement, était son médecin traitant; je lui ai demandé son aide pour que mon père puisse partir en douceur. Nous avons discuté de toutes les options en tenant compte de sa fragilité, de sa lassitude et de son anxiété croissantes et nous nous sommes entendus pour commencer la sédation palliative avec le midazolam et la morphine, conformément au protocole en vigueur aux Pays-Bas. J’ai observé le médecin pendant qu’il préparait le nécessaire; son calme et son professionnalisme avaient quelque chose d’apaisant.

Mon père n’était pas en état de comprendre le protocole, mais au bout d’une heure environ, il s’est réveillé quelques instants, il a esquissé un sourire et nous a salués, mes sœurs et moi. Nous nous sommes entendus pour nous relayer à tour de rôle à son chevet, en commençant par moi. Je suis resté assis à ses côtés pendant deux heures et, juste après la deuxième dose de morphine, il a cessé de respirer et il est parti paisiblement, exactement comme il le souhaitait. Ma tristesse et mon soulagement ont vite laissé place à une immense gratitude. La vie avait mis sur notre chemin un médecin sensible et avisé qui nous a aidés à surmonter ce que mon père et moi craignions le plus.

***

En décembre de la même année, mon beau-père de 86 ans m’a demandé de venir le voir à Anvers pour que nous discutions de l’aide médicale à mourir (AMM). Il souffrait d’un cancer de la prostate métastatique et son état ne s’était pas amélioré après six semaines d’hospitalisation. Il était alité, souffrait d’une infection à l’orteil et de douloureuses escarres. Encore une fois, mon réflexe a été de me tourner vers les gériatres pour qu’ils le remettent sur pied, mais mon beau-père, ingénieur de profession, avait décidé que l’heure était venue de mettre la machine au repos; il voyait bien qu’il n’allait pas récupérer suffisamment. Mon épouse et moi lui avons expliqué ce qu’est l’AMM et la sédation palliative, car les deux sont autorisées en certaines circonstances en Belgique.

Sans hésiter, il a choisi l’AMM. Il se disait très satisfait de la vie qu’il a menée : la guerre, la libération, son mariage, les naissances, la retraite et les belles vacances en famille. Après un tel bilan, il ne se voyait pas dépérir et terminer sa course dans la souffrance et la détresse. Nous sommes restés silencieux pendant qu’il rédigeait ses dernières volontés, puis il nous a remerciés pour tout et nous a proposé qu’on suive ensemble le match de soccer de la Coupe du monde entre la Belgique et le Maroc.

À la fin du match, nous avons eu du mal à nous séparer. Nous avons plongé nos yeux dans son regard toujours aussi vif, nous lui avons serré les mains, qui avaient conservé toute leur vigueur. Nous savions que nous le voyions pour la dernière fois, mais son sourire tranquille m’a convaincu plus que n’importe quel discours de mettre en sourdine mon réflexe de gériatre d’encourager la mobilité et l’action. L’AMM pouvait lui être prodiguée en l’espace d’une semaine, et une fois tous les critères réunis, après avoir parlé à ses proches, son oncologue a procédé à l’intervention en douceur, en présence de ses enfants.

***

À peine deux semaines plus tard, c’était au tour de Ticho, notre chien d’eau espagnol, de provoquer chez moi une autre réflexion sur ce qui compte le plus à la fin d’une longue vie. Pendant 16 ans, Ticho avait été mon adorable compagnon de jogging quotidien. Je rêvais qu’il devienne le plus vieux chien d’eau au monde, mais je voyais bien dans ses yeux tristes qu’il arrivait au bout du chemin, car en plus, il présentait à peu près tous les syndromes gériatriques possibles : démarche lente, chutes à répétition, sarcopénie, cataractes, démence, incontinence intermittente et insuffisance cardiaque.

Pourtant, il continuait de m’accompagner pour de brèves promenades, jusqu’à ce qu’un jour, essoufflé, il se mette à gémir et refuse que je m’éloigne. Les caresses l’ont un peu calmé, mais j’ai réalisé que nous devions l’aider à mourir paisiblement, plutôt que de continuer à l’encourager encore et encore à bouger. Même si ce départ ne se comparait en rien à ceux de mon père et de mon beaupère, il y avait des parallèles à tirer.

Nos trois enfants adultes ont organisé une réunion de famille, car Ticho avait été leur toutou à eux. Nous avons consulté une vétérinaire qui allait nous aider à bien lui dire au revoir et, le lendemain matin, elle a euthanasié Ticho. C’était le plus vieux chien qu’elle avait vu à ce jour et elle nous a confirmé que notre décision était la meilleure. Encore une fois, j’ai été grandement touché par son professionnalisme, son soutien et son empathie. Ticho est parti en douceur tout de suite après l’induction du sommeil; mon fils et moi l’avons ensuite enterré dans le jardin de notre maison familiale.

***

Étrangement, même si la mort à un âge avancé est aussi naturelle que la naissance des bébés, les pédiatres semblent beaucoup plus s’impliquer dans les accouchements que les gériatres ne le font dans l’accompagnement des personnes en fin de vie. Pour ma part, ces trois récents événements m’ont fait réaliser que, jusqu’à présent, comme médecin, j’avais vraiment sous-évalué le rôle de l’AMM chez les personnes très âgées. L’accompagnement des personnes en fin de vie n’a aucunement fait partie de ma formation de gériatre. Comme les pédiatres, les gériatres préfèrent embrasser la vie. En gériatrie et en recherche gériatrique, nous avons tendance à rêver au Saint-Graal du rétablissement, en améliorant les capacités fonctionnelles et l’autonomie des personnes âgées fragiles afin d’accroître leur bien-être, plutôt qu’adoucir leurs derniers jours. C’est dans cet esprit que j’ai effectué des évaluations gériatriques exhaustives et prodigué des soins intégrés en milieu hospitalier, puisque cette façon de faire s’était avérée efficace pour améliorer les chances de retour à la maison des personnes âgées.

En accord avec la culture dominante dans la société et en médecine, mes travaux de recherche étaient orientés vers la longévité et l’amélioration de l’autonomie. J’ai exclu de nos études interventionnelles les personnes âgées dont l’espérance de vie était brève et je n’ai pas adapté nos paramètres pour cette étape de la vie. Même dans notre toute récente mise à jour du manuel néerlandais de gériatrie, nous avons complètement fait l’impasse sur la mort et le processus qui y mène. J’ai bien sûr accompagné plusieurs personnes âgées en fin de vie, mais avec une expérience limitée, sans lignes directrices professionnelles dignes de ce nom et avec une très étroite marge de manœuvre juridique.

Aujourd’hui, après avoir fait l’expérience de tant de bienveillance entourant la mort de trois êtres chers, je réalise à quel point il peut être gratifiant de laisser de côté la dimension clinique et une remise sur pied coûte que coûte pour consentir aux soins de fin de vie, quand le temps est venu. Les personnes âgées peuvent nous indiquer le moment où elles arrivent à ce tournant où elles se sentent prêtes à partir. J’espère que d’autres médecins réaliseront, comme moi, l’importance de parler de la mort, voire d’en tenir compte en préparant un plan de soins, et de recevoir une formation adéquate à ce chapitre. En tant que médecins, nous avons aussi besoin de tournants pour être prêts à nous acquitter de la délicate tâche qui consiste à aider avec humanité et professionnalisme la personne âgée à quitter ce monde en douceur.

Cet article a été révisé par des pairs.

Il s’agit d’une histoire vraie. Tous les membres de la famille de l’auteur mentionnés dans ce récit ont consenti à ce que leur histoire soit racontée.

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